À travers les Vallées de la Connaissance. Une petite histoire sur les controverses et la structure du savoir humain

Cette lettre est le 4e épisode de mon 🔭 Carnet de Laboratoire, une newsletter mensuelle où je partage mes explorations.

L’année dernière, un praticien de la médecine occidentale m’a dit : “l’eczéma n’a rien à voir avec l’alimentation”. Plus tard, alors que j’essayais toujours d’améliorer l’état de ma peau, une naturopathe m’a dit : “l’eczéma a tout à voir avec l’alimentation”.

Dans ma quête de connaissances et d’une meilleure santé, je suis souvent confronté à des représentations du monde aussi contradictoires. Comment des visions si opposées peuvent-elles coexister ? C’est comme si ces thérapeutes vivaient dans deux mondes différents, deux différentes “vallées de la connaissance”. Et que faire quand on fait face à une situation si déroutante ?

Après avoir été témoin de surprenantes contradictions comme celle-ci, à maintes reprises dans ma vie, j’ai récemment commencé à percevoir le savoir humain comme un paysage. Un paysage très vallonné, composé d’une succession infinie de vallées, jusqu’à l’horizon.

Je vais vous raconter une petite histoire pour illustrer ce que j’ai découvert en m’aventurant à travers les Vallées de la Connaissance.

Une vallée de la connaissance est toujours confortable, jusqu’à…

Comme j’ai commencé à le percevoir récemment, la médecine occidentale est, par exemple, une vallée dans le paysage de la connaissance humaine.

Dans ce bassin versant, des forêts luxuriantes couvrent les pentes. À leurs lisières, des vaches, paisibles, broutent les vertes prairies piquées de fleurs parfumées. Au fond de la vallée, un lac aux reflets bleus, sur les rives duquel trône un village tranquille surmonté de son clocher. Dans cette vallée du savoir occidentale, je suis entouré de mes pairs, je parle le même langage, je sais comment me comporter.

Protégé des vents violents qui balaient les crêtes, je me sens bien.

Aquarelle représentant une vallée luxuriante, avec un village, un lac, des prairies, des forêts, etc.

Une vallée de la connaissance est confortable, jusqu’à…


Il est vrai qu’ici, les thérapeutes ont tendance à répéter comme une prière que l’eczéma est une maladie incurable, qu’on ne guérit pas de l’eczéma. Mais ils prescrivent aussi une pommade extrêmement efficace qui supprime instantanément la douleur. Dans cette vallée, il y a une réponse logique à chaque question. Ici, tout est parfaitement éprouvé. Les phénomènes naturels ont été étudiés par des scientifiques intelligentes, enseignés par des professeurs honorables, appliqués par des fonctionnaires bienveillantes. Et tout semble faire sens.

Jusqu’au jour où l’irritation de la peau sur mes jambes atteint un tel niveau que je n’en peux plus. Je ne peux plus dormir, je ne peux plus travailler. Désemparé, je me rappelle soudain l’histoire mystérieuse d’une vallée mythique située juste derrière la crête, où des thérapeutes prétendent pouvoir guérir l’eczéma en utilisant la nourriture comme médicament. À peine ce souvenir effleure-t-il mon esprit que je doute. Quelle histoire stupide ! Comment une telle chose pourrait-elle être possible ? Cela remettrait en cause tout ce que nous savons dans notre vallée rationnelle !

Mais la brûlure sur ma peau finit par débrancher mon cerveau, et me pousse à sortir de mon village confortable, à la recherche d’une solution. Impatient et effrayé à la fois, je prends mon sac à dos et commence à gravir les pentes de la vallée.

Une vallée de la connaissance est confortable. Jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus soulager une souffrance.

Aquarelle représentant un randonneur montant le long d'un sentier sur une prairie pentue.

Une vallée de la connaissance est confortable, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus soulager une souffrance

Le long des crêtes, les controverses

Alors que je monte, m’approchant des prairies fleuries, je suis surpris de distinguer des buissons épineux entre les fleurs. Puis, m’enfonçant dans les bois, dans l’obscurité grandissante, mon cœur s’accélère. Est-ce dangereux ? Ai-je vraiment été raisonnable de quitter mon paisible village pour m’aventurer seul dans ces bois sombres ? Heureusement, après des heures à traverser des pentes encore plus obscures et toujours plus glissantes, le cœur battant à tout rompre, j’arrive enfin aux alpages.

J’aperçois la crête. J’y suis presque ! Impatient de voir de l’autre côté, je cours jusqu’en haut, mais je m’arrête soudain, les jambes tremblantes de vertige. À mes pieds, une immense falaise verticale descend vers une autre vallée.

Terrifié, je m’assois lentement sur le rocher, le cœur affolé, les jambes chancelantes. En regardant cette nouvelle vallée, je me rends compte qu’elle contient également des forêts, des prairies, un lac et un village. Mais les arbres ont une couleur différente, les maisons ont une forme différente. Quelle vallée étrange ! Même le clocher du village semble anormal. Quelle sorte d’animal pourrait vivre dans une vallée aussi absurde ?

À ce moment-là, une rafale de vent me gifle le visage et je tombe à la renverse sur le rocher. “Oh, non !, me dis-je, quelle crête dangereuse, quelle vallée bizarre ! Je me sentais tellement en sécurité dans ma vallée ! Rentrons !”

Mais, au moment où je m’apprête à faire demi-tour, une poussée d’eczéma me brûle fortement les jambes, une fois de plus. Non, pensé-je, maintenant que je suis ici, je dois visiter cette étrange vallée. Peur ou pas peur, il faut essayer.

Prenant mon courage à deux mains, je m’assois à nouveau et j’observe.

J’observe la géographie particulière de cette nouvelle vallée du savoir. Je scrute les arbres, j’examine les maisons, j’inspecte ce clocher anormal. Le vent souffle toujours autour de moi, bruyamment. Peu à peu, je commence à réaliser que ce bassin versant semble lui aussi avoir sa propre logique. Sa propre compréhension rationnelle du monde. Le vent souffle toujours autour de moi, mais mon cœur s’est calmé et mes jambes se sont détendues.

Après tout, me dis-je, là aussi, les choses semblent avoir du sens.

Je me lève soudain. “Ok, cette nouvelle vallée a l’air plus proche de la vérité, descendons. Installons-nous dans ce village.” En regardant autour de moi, j’identifie un point plus élevé, un pic, d’où je devrais pouvoir profiter d’une vue d’ensemble pour trouver un moyen sûr de contourner la falaise et descendre dans la vallée. Je commence à marcher, prudemment, le long de la crête, jusqu’au pic. D’un côté, la forêt sombre et escarpée de mon ancienne vallée, de l’autre, la falaise abrupte de ma nouvelle vallée.

Alors que le vent siffle dans mes oreilles, j’entends : Irrationnelle !Ignorant ! Est-ce que je commence à entendre des voix ?, m’étonné-je. Mais je continue, un pas après l’autre, le long de la crête. Charlatan !Corrompue ! Après plusieurs séries d’insultes, je comprends peu à peu : je n’entends pas de voix, c’est le vent qui m’apporte ces mots, venus des vallées. Les crêtes sont l’endroit où deux vallées du savoir, deux visions du monde, se heurtent. Les crêtes sont le lieu où les controverses émotionnelles explosent. Pseudo-scientifique !Arrogant ! Avec tous leurs malentendus, leurs émotions, leurs violences, leurs insultes. Un pas après l’autre, le long de la crête, affrontant la tempête de mots, j’accepte : s’aventurer hors d’une confortable vallée de la connaissance, marcher le long des crêtes pour trouver la vérité, c’est faire face à mes propres peurs, c’est faire face à la violence des controverses. C’est ainsi. Ce ne sera jamais confortable. Complotiste !Meurtrière !

Aquarelle représentant un randonneur marchant le long d'une crête dangereuse, sous le vent des controverses violentes.

S’aventurer en marge d’une vallée de la connaissance sera toujours inconfortable

Sur les pics, un panorama des savoirs

J’atteins le pic, tout en tâchant de garder l’équilibre dans cette tempête de controverses toujours plus violente.

En regardant autour de moi pour trouver un sentier vers la nouvelle vallée, mon souffle est coupé par ce qui me fait face. Dans toutes les directions, jusqu’à l’horizon, une succession infinie de vallées. Des milliers, des millions de vallées.

À côté de la vallée prédominante de la Médecine Occidentale se trouve la vieille Vallée de la Naturopathie. Puis, la vallée de la Médecine Fonctionnelle en expansion, la vallée polémique de l’Homéopathie, l’antique vallée de la Médecine Chinoise, la vallée mystique du Chamanisme, la vallée intrigante de la Médecine Quantique… Des vallées, des vallées, des vallées de la connaissance. Certaines sont immenses, d’autres petites, certaines sont hautes, d’autres profondes.

Chacune essayant d’appréhender le monde de son propre point de vue. Toutes plus ou moins spécialisés dans la guérison de quelque chose que les autres ne parviennent pas vraiment à guérir.

Watercolor representing an overview of an infinite landscape of green valleys.

Sur les sommets, un panorama des connaissances

Chaque vallée est une impasse

Le souffle coupé, je continue à balayer des yeux ce paysage stupéfiant, lorsque j’aperçois un sentier sinueux qui mène à la vallée de la Naturopathie.

“Ma nouvelle terre !”, m’exclamé-je, ému, m’imaginant déjà m’installer dans le centre-ville du confortable village tout en bas, en face de l’église, loin des falaises dangereuses et à l’abri des horribles tempêtes de controverses.

Mais après quelques pas en direction du village, je m’arrête déjà, lorsque j’identifie tout à coup ce qui me pousse à descendre. C’est la peur du vide et le vertige, c’est l’incertitude et la violence des controverses. Elles me poussent vers le fond rassurant des vallées. Pourtant, je prends conscience qu’aucune vallée de la connaissance ne pourra me sembler tout à fait juste. Chacune n’est qu’une représentation de la réalité, sous un angle spécifique, dans un contexte particulier. Dans cette nouvelle vallée, un jour viendra où, par souffrance, je prendrai subitement mon sac à dos et je partirai à la recherche d’une vallée plus verte.

Toute vallée de la connaissance me protège de l’incertitude, du doute, de la peur et des vents violents de la controverse, grâce à ses pentes. Mais lorsque je suis assis dans une vallée, ces mêmes pentes vont toujours limiter la portée de mon regard. C’est la nature même d’une vallée que d’être à la fois protectrice et enfermante. “Chaque vallée de la connaissance est une impasse”, pensé-je. “Si je m’installe dans cette nouvelle vallée, ou dans une autre, ma perception et ma compréhension de la réalité sont automatiquement limitées.”

Croquis représentant une personne assise dans une vallée, se sentant protégée, mais dont la portée du regard est limitée par les pentes de la vallée.

Chaque vallée est une impasse

Devenir une alpiniste de la connaissance ? Un montagnard des savoirs ?

Perplexe, je m’assois sur le pic et observe une fois de plus ce panorama impressionnant, laissant le vent souffler les controverses au-dessus de ma tête.

Alors, que faire maintenant, si je ne m’installe plus dans aucune de ces vallées ?

S’installer dans une vallée de la connaissance est confortable. C’est un cocon protecteur, où les savoirs semblent certains et où une communauté de pairs se soutiennent mutuellement. C’est très pratique et rassurant pour le mental. Mais pour l’âme, une vallée parait toujours un peu artificielle, un peu vide, un peu limitante, comme si quelque chose n’allait pas.

Plus on s’aventure près des crêtes, en marges de la vallée, plus les connaissances qui semblaient établies commencent à paraître incertaines et à se déliter. Les controverses et les contradictions surgissent avec violence. Aussi inconfortables que soient les crêtes, elles montrent au voyageur patient et à l’aventurière courageuse que le paysage de la connaissance humaine n’est qu’un paysage de malentendus, partout, à toutes les échelles.

Rester sur les hauts sommets dans ce paysage du savoir, c’est garder une vue d’ensemble sur la façon dont les êtres humains comprennent le monde et interagissent avec lui. Sur les pics, face à l’océan des vallées, tout fragment de connaissance semble erroné ou incomplet. C’est terrifiant pour le mental qui s’en trouve paralysé. Mais cette ouverture est salutaire pour l’âme qui peut, enfin, prendre une profonde respiration et se sentir libre.

Alors, que dois-je faire ? M’installer dans la vallée ? Errer le long des crêtes ? Demeurer sur ce sommet ?

“Ou bien, pourquoi ne pas faire les trois, et devenir ainsi un alpiniste de la connaissance ?”, pensé-je…

Croquis représentant un randonneur marchant le long d'une crête dangereuse.

Devenir une alpiniste de la connaissance, un montagnard des savoirs


Une alpiniste de la connaissance a franchi de nombreux cols escarpés, visité plusieurs vallées contradictoires, parcouru des kilomètres de crêtes controversées. Bien sûr, une alpiniste aime parvenir à un nouveau sommet et y demeurer, des heures et des jours, à contempler le paysage, à se rappeler son ignorance, à reposer son âme.

Mais un montagnard sait aussi quand il est temps de s’aventurer sur les crêtes incertaines, pour aller droit au but, là où les controverses façonnent le paysage. Car le montagnard du savoir sait qu’il est tout aussi important de focaliser sur les controverses que d’étudier les connaissances établies, pour saisir plus rapidement la tectonique du savoir et s’approcher au plus près de la vérité.

Enfin, l’alpiniste sait aussi quand il est temps de descendre dans une vallée, pour reposer le mental dans un cocon rassurant, et pour apprendre quelques éléments clés de la connaissance humaine, afin de s’en servir comme outils pour prendre des décisions concrètes dans sa vie.

Ce que le montagnard et l’alpiniste ne font pas, en revanche, c’est de prendre quoi que ce soit pour la vérité, de s’installer où que ce soit dans les massifs de la connaissance. Être une alpiniste de la connaissance, un montagnard des savoirs, c’est vivre une vie nomade.

Et cette histoire est une invitation pour vous, si vous le souhaitez, à prendre votre sac à dos, à gravir les pentes de la vallée, et à commencer votre vie de nomade dans le paysage surprenant de la connaissance.

Dessin représentant un randonneur remontant une vallée encaissée.

Amitiés ;)

Lénaïc


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Lénaïc Pardon
Lénaïc Pardon

Je suis une sorte de chercheur-explorateur. Je suis français, introverti et hypersensible. Je donne beaucoup de valeur à la liberté, la créativité et l’altruisme. Je suis curieux sur à peu près tout, mais j’ai une préférence pour les sujets autour de la sobriété volontaire : permaculture, nature, artisanat, autonomie, philosophie, les mystères de la vie… Plus de détails sur mon travail et ma trajectoire >