Tempé de gland. Peut-on réduire la teneur en tannins avec la fermentation par Rhizopus ?

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Ce message est issu de Mésange, ma lettre éphémère que j’envoie chaque dimanche, d’octobre 2022 à mars 2023. < Précédent | Suivant >

La semaine dernière, je vous racontais que les glands sont consommés par les humains depuis des milliers d’années, en utilisant plusieurs stratégies pour réduire la teneur en tannins, leur principal antinutriment. Comme vous le savez peut-être, la fermentation est aussi un moyen efficace de réduire les antinutriments.

Mon amie Claire, qui aime aussi tout faire fermenter, a essayé de lactofermenter des glands en saumure (vidéo, vers 4:30). Quand je lui ai demandé si ça avait marché, elle m’a répondu que oui, il faut juste attendre au moins 6 mois pour que ce soit prêt.

Puis, ça m’a fait penser au tempé !

Comme les Indonésiens le font avec le soja, on peut faire fermenter des légumineuses, des céréales ou des noix avec un champignon appelé Rhizopus. Il pousse comme sur un fromage, sous la forme de filaments blancs — le mycélium — qui lie les grains entre eux et digère certains antinutriments. On appelle cela le tempé.

J’ai déjà partagé certaines de mes explorations avec le tempé d’okara de soja et le tempé de pois chiche.

Curieusement, je n’ai trouvé aucun blog culinaire ou article scientifique sur le tempé de gland en français, anglais, espagnol et chinois ! C’est vrai que c’est un peu paradoxal : les micro-organismes peuvent détruire les antinutriments par la fermentation, mais certains antinutriments comme les tannins sont précisément antimicrobiens.

Alors, peut-être qu’on ne peut tout simplement pas faire de tempé de gland ?

Essayons de voir ce qu’il en est !

Cher Rhizopus, accepterais-tu de pousser dans de l’okara de gland ?

J’entame une discussion avec les glands et Rhizopus.

J’espère qu’ils pourront m’apprendre quelle est la façon la plus naturelle pour eux d’interagir. Comme dans une danse, je propose un mouvement (méthode), j’écoute leurs réponses (résultats), et j’essaie d’ajuster un autre mouvement (conclusions et essai suivant).

Je commence la première expérience. Un premier mouvement.

Méthode

Je décortique les glands en laissant le fin tégument, car il est trop difficile à retirer. Le décorticage manuel des glands est un long processus. J’essaie de le voir comme une invitation à la méditation…

Suivant la pratique des populations autochtones d’Amérique du Nord, je broie les glands en une fine poudre de ~ 1 mm. La fermentation peut mieux fonctionner si les particules sont petites. Au lieu d’un mortier et d’un pilon, j’utilise un blender, en ajoutant une quantité minimale d’eau pour qu’il pulvérise correctement. Une partie des tannins sera déjà lessivée dans l’eau.

Ensuite, je sépare les parties solides et liquides à l’aide d’une mousseline. Je presse jusqu’à ce que l’eau ne s’écoule plus de la partie solide - l’okara de gland. Rhizopus aime environ 20% d’humidité, mais c’est difficile à mesurer rapidement. Je presse donc jusqu’à ce que le taux d’humidité me rappelle le niveau de mes discussions précédentes avec Rhizopus. Humide, mais pas mouillé.

À ce stade, je réalise que cette partie liquide et crémeuse est une sorte de lait végétal.

Je goûte.

C’est super astringent ! Mais ça veut dire que ça marche : ce lait contient des tannins lessivés.

J’utilise ce gland moulu sans le cuire. Il se trouve que j’ai récemment développé une sorte d’aversion à tout stériliser ! Au lieu d’essayer de tuer les “germes”, je suis plus enthousiasmé par l’ajustement du “terrain” : substrat, humidité, oxygène, température, temps.

Comme je ne cuis pas les glands, c’est un peu comme si je recrutais tous les micro-organismes volontaires, et les invitais à travailler en équipe avec Rhizopus. Je me propose comme chef d’orchestre de cette symphonie, ou chef de fermentation, en ajustant les paramètres. J’espère que cela leur plaira.

Pourtant, je sur-ensemence tout de même, c’est-à-dire que j’ajoute une bonne dose de spores de Rhizopus - ses graines -, proposant alors clairement à Rhizopus d’être le soliste de ce mouvement. Ainsi, si Rhizopus ne pousse pas, je saurai que ce n’est pas dû à un manque de spores.

Je mets la poudre de gland moulue et ensemencée dans des boîtes de Pétri en verre.

Grâce à des essais antérieurs, je sais que les boîtes de Pétri fournissent une quantité d’oxygène appropriée pour la croissance du tempé.

Et je place les boîtes de Pétri dans une boîte en bois pour maintenir la température au point idéal pour Rhizopus, autour de 25°C.

Résultats et discussions

Après 12 heures, je ne vois pas de mycélium. Mais je ne m’inquiète pas.

Il est normal de ne rien voir à ce moment-là, mais je devrais être capable de sentir quelque chose. J’approche mon nez d’une boîte de Pétri ouverte. Oui ! Ça marche, l’odeur change, une fermentation a lieu là-dedans !

Après 48 heures, cependant, toujours pas de mycélium en vue. Oh non, m’attristé-je, ça a échoué.

À ce stade, la fermentation devrait être terminée, et le mycélium blanc devrait recouvrir chaque petite particule.

Je renifle : agréable, fruité, vinaigre. Oui, il s’est bien passé quelque chose. Je goûte : acide, encore astringent, mais beaucoup moins.

Bon, Rhizopus n’a pas poussé, mais mon goût me dit que les tannins ont effectivement diminué, et mon odorat me dit que les principaux musiciens pourraient être des bactéries du genre Acetobacter, c’est-à-dire celles capables de fabriquer du vinaigre - de l’acide acétique.

Je réalise que ces bactéries pourraient bien être parmi les meilleures pour croître dans les tannins, comme elles le font dans le vinaigre de vin ou dans le kombucha.

Conclusions

Voici ce que mes micro-collègues semblent me dire.

Pour les bactéries du genre Acetobacter, traiter avec les tannins semble naturel. Pour Rhizopus, par contre, traiter avec les tannins semble douloureux.

Ok, désolé Rhizopus ! Tu as dû te sentir bien mal à l’aise de devoir jouer le rôle de soliste alors que tu ne maîtrises pas vraiment les tannins.

Si cela ne te dérange pas, je propose un autre mouvement…

Cher Rhizopus, y a-t-il trop de tannins ?

Essayons de commencer d’abord par une fermentation à l’état liquide. Cela pourrait peut-être réduire suffisamment les tannins pour que le Rhizopus puisse mieux se développer ensuite ?

Méthode

Je fais du lait végétal à partir des glands, comme la dernière fois, mais ensuite, je le laisse fermenter pendant 24 heures à température ambiante (15-20°C).

Après 24h, je sépare l’okara de la partie liquide, en utilisant une mousseline. Je sur-ensemence cet okara cru avec des spores de Rhizopus, et je mets ce mélange dans des boîtes de Pétri.

Cette fois, cependant, je fais aussi un “témoin”, c’est-à-dire que je mets de l’okara dans des boîtes de Pétri sans spores de Rhizopus. C’est pour vérifier ce qui se passe si je laisse l’okara évoluer spontanément.

Résultats et discussions

Après 24 heures, des petites bulles apparaissent dans le lait de gland.

Oui ! Une fermentation est en cours.

L’odeur est fraîche, comme celle du yaourt, ce qui signifie que des bactéries lactiques ont sans doute travaillé.

L’odeur rappelle aussi un peu celle du levain de pain, indiquant que des levures ont sans doute travaillé aussi. Les levures sont celles qui ont fait ces bulles.

Après 48 heures de croissance du tempé dans l’okara de gland, pas de mycélium. Rien ne pousse. Oh, non !

Et les boîtes de Pétri “témoin” ont une odeur fraîche, fruitée, de vinaigre. Une fermentation est en cours.

Conclusions

Je commence à réaliser à quel point ces tannins sont puissants. Ils empêchent vraiment mon champignon Rhizopus de se développer. Les tannins semblent être comme le sel ou le manque d’oxygène : ils contrôlent fortement la fermentation.

Une première fermentation à l’état liquide de 24 h était peut-être trop courte pour éliminer suffisamment de tannins pour la fabrication du tempé.

Mais il y a encore un autre problème potentiel : y a-t-il trop de concurrence pour Rhizopus ? Suis-je trop extrême quand, au lieu d’une monoculture stérile de Rhizopus, je suis plus emballé par une symphonie de microbes ?

Ok, encore désolé Rhizopus. Si ça ne te dérange pas, je propose un autre mouvement…

Cher Rhizopus, y a-t-il trop de concurrence ?

Essayons de réduire encore plus les tannins avant d’inviter Rhizopus. Et essayons de cuire l’okara de gland d’abord, pour vérifier si Rhizopus préférerait être seul.

Méthode

Cette fois, pendant le décorticage, j’enlève le tégument de la graine, qui est riche en tannins, pour être sûr de réduire les tannins autant que possible.

Cette fois, je lessive quatre fois l’okara de gland avec de l’eau froide, et je jette l’eau, pour être sûr d’éliminer beaucoup de tannins. Ci-dessous, l’eau du lessivage, le 1er lessivage à gauche, le 4e lessivage à droite.

Et cette fois, je propose aussi trois compositions différentes :

  • Okara de gland cru. C’est le “témoin”, où j’invite tout microbe volontaire à venir jouer.
  • Okara de gland cru + spores de Rhizopus. C’est ma musique préférée, où Rhizopus joue en soliste, accompagné d’un chœur de microbes volontaires.
  • Okara de gland cuit à la vapeur + spores de Rhizopus. Ici, tous les microbes musiciens sont morts, et Rhizopus doit se débrouiller seul, a cappella.

Et, pour chacune de ces trois compositions, je lance trois répliques (trois “covers” ?). C’est-à-dire que nous répétons la composition trois fois, dans trois auditoriums différentes, ou plutôt trois boîtes de Pétri. Ceci afin de m’assurer que ce que j’observe est une vraie tendance qui se reproduit à chaque fois.

Avez-vous aussi l’impression que je deviens plus rigoureux ? Ou même plus rigide ?

Espérons que je n’aurai pas à proposer un 4e mouvement, sinon, je risquerais de me retrouver à demander à mes pauvres musiciens une symphonie randomisée en double aveugle avec placebo.

Résultats et discussions

Après 12 heures, de petits filaments blancs se développent dans certaines des boîtes de Pétri. Du moisi ! Bravo !

Après 48 heures :

Témoin - Aucun mycélium n’est visible dans les boîtes de Pétri “témoin”.

Mais aucune mauvaise odeur n’y est non plus détectable.

Je goûte, et l’astringence est très très faible.

Cuit - A cappella, c’est-à-dire quand Rhizopus poussait seul sur cette poudre de glands cuite auparavant. Il s’est développé, mais de manière moins régulière que d’habitude. Je ne sais pas exactement pourquoi. Peut-être que le processus de cuisson à la vapeur a un peu trop séché l’okara de gland ? L’odeur est fruitée, alcoolisée, rappelant les esters. C’est exactement le parfum que l’on obtient lorsqu’on prépare du tempé à partir de céréales riches en amidon.

Cru - Accompagné des microbes volontaires, se développant dans l’okara de gland cru, Rhizopus a poussé de façon plus homogène que sur l’okara cuit !

Et, curieusement, je ne peux pas identifier d’odeur. C’est très neutre.

Conclusions

Pour éliminer les tannins des glands moulus, une fermentation punk, comme celle qui s’est produite dans les boîtes de Pétri “témoin”, semble être une piste simple, sûre et efficace.

L’expertise de Rhizopus ne réside pas dans sa capacité à jouer avec les tannins. Il faut mieux réduire la teneur en tannins d’une manière ou d’une autre, avant de l’inviter à faire du tempé de gland.

Rhizopus peut chanter a cappella pour faire du tempé de gland - c’est-à-dire, en tant que monoculture sur du gland moulu stérilisé. Le résultat s’avère en fait très parfumé.

Mais Rhizopus n’est pas non plus contre la diversité et la collaboration. Entouré de microbes volontaires aimablement tolérés par le chef ou la cheffe de fermentation, Rhizopus pourrait se développer encore mieux. L’odeur résultant d’une telle collaboration est alors complètement différente, et plutôt énigmatique.

Tout ceci plaide donc en faveur de plus de mouvements, pour approfondir le ressenti et la compréhension de ce monde mystérieux des micro-amis !

Et, au fait, c’est bon ?

J’ai essayé de faire frire et de cuire à la vapeur ces deux types de tempé.

Après la cuisson, les deux ont une agréable saveur légère de champignon cuit, comme le tempé de soja, et même un certain goût umami.

Pour celui qui est cuit avant fermentation, la texture est moelleuse, mais le goût est un peu plus acide. Pour celui qui est cru avant fermentation, la texture est plus croustillante, on sent des fibres, mais on ne sent pas d’acidité.

Dans l’ensemble, ils ont toujours une certaine astringence, peut-être pas plus que le vin rouge, mais je préférerais sans doute moins de tannins.



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Lénaïc Pardon
Lénaïc Pardon

Je suis une sorte de chercheur-explorateur. Je suis français, introverti et hypersensible. Je donne beaucoup de valeur à la liberté, la créativité et l’altruisme. Je suis curieux sur à peu près tout, mais j’ai une préférence pour les sujets autour de la sobriété volontaire : permaculture, nature, artisanat, autonomie, philosophie, les mystères de la vie… Plus de détails sur mon travail et ma trajectoire >