Les glands, les tannins et les humains. Comment les glands ont été préparés comme nourriture dans l'Histoire

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Ce message est issu de Mésange, ma lettre éphémère que j’envoie chaque dimanche, d’octobre 2022 à mars 2023. < Précédent | Suivant >

Tout au long de l’histoire, les humains ont mangé des glands. En effet, ils constituent un aliment riche en nutriments. Mais les glands contiennent des tannins qui sont nocifs en grande quantité.

Comment les humains faisaient-ils pour diminuer la concentration en tannins des glands ? Et comment savoir quand les glands sont prêts à être consommés ?

Partons en voyage à travers l’histoire des pratiques culinaires… !

Tout au long de l’histoire, les humains ont mangé des glands

Les humains mangent des glands depuis des milliers d’années partout où poussent des chênes1. Tout au long de la description des exemples historiques, je joins quelques photos de mes propres expériences.

En Amérique du Nord, les populations autochtones préparaient du porridge et du pain sans levain, à partir de farine de glands. Ils mangeaient aussi des glands entiers bouillis ou torréfiés2.

Farine de gland de chêne

Au Maroc et en Algérie, l’huile extraite des glands a été utilisée pour la cuisine1. Sa saveur et sa composition sont très proches de celles de l’huile d’olive3.

En Europe, les glands étaient grillés pour faire du café, Eichel kaffee, en Allemagne. Ils étaient transformés en une boisson alcoolisée, Liquor de Bolota, au Portugal. Ils étaient utilisés pour faire du pain en Sardaigne, Italie.4

Café de gland : glands non décortiqués, torréfiés à 200°C pendant 10 minutes. À gauche, le tégument s’est détaché pendant la torréfaction.

En Turquie, on préparait une boisson à base de farine de glands, appelée racahout5, qui pourrait bien être l’ancêtre du chocolat chaud (article de blog en anglais).

Boisson inspirée du Racahout : farine de gland et eau bouillis + gingembre, cannelle, galanga, une pincée de sel — Hsiao dit “Miam !”

La péninsule coréenne est peut-être l’un des derniers endroits où le gland est encore couramment utilisé comme aliment. Il est consommé sous forme de pâtes, de crêpes6, mais le plat de gland coréen le plus emblématique est une sorte de tofu ou de gelée, appelé mook7.

Crêpe de gland : 100% farine de gland, œuf, huile de coco désodorisée + une pincée de sel

Les glands sont un aliment riche en nutriments

On ne mange que les cotylédons des glands, après avoir enlevé les deux couches protectrices : le péricarpe rigide et le tégument très fin en dessous.

Décorticage des glands.

La composition en nutriments des cotylédons de glands est très variable, selon la variété de chêne, le climat, le sol. Mais en général, la farine fabriquée à partir de glands contient principalement de l’amidon (~40%)8. Ainsi, le gland est une noix atypique dont la composition est plus proche des céréales que des autres noix. Pour cette raison, il a été décrit comme “la céréale qui pousse sur l’arbre”1.

Par rapport aux farines de céréales, la farine de gland est un peu moins riche en protéines, un peu plus riche en huile et contient plus de fibres que les farines complètes. Elle est également une riche source de minéraux, principalement de calcium, de fer et de cuivre. Et elle ne contient pas de gluten.8

Pendant que je faisais des recherches pour cet article, j’ai réalisé qu’un nombre croissant d’études scientifiques sur les glands en tant qu’aliment a été publié au cours de la dernière décennie. Une de mes amies m’a dit récemment que l’on peut déjà trouver des boissons semblables au café qui contiennent des glands grillés. Je ne serais pas surpris de trouver en France, d’ici quelques années, de la farine de glands dans les magasins bio !

Mais, vous n’avez pas entendu comme moi, que les glands sont toxiques ?

Les glands contiennent des tannins qui sont nocifs en grande quantité

En fait, quelques variétés de chênes produisent des glands qui sont comestibles crus1.

Mais beaucoup de variétés contiennent de grandes quantités de tannins, ou d’acide tannique, une sorte de molécule astringente et amère, qui protège la graine de l’oxydation, des micro-organismes et de la prédation animale.

Les tannins sont des molécules très courantes dans les plantes. Ils ont la capacité de se lier à d’autres types de molécules, comme les protéines ou les minéraux9.

Lorsque vous buvez du thé ou du vin, les tannins se lient aux protéines de votre langue, produisant cette étrange sensation d’astringence. Cette propriété est utilisée pour tanner la peau des animaux, c’est-à-dire pour attacher entre elles les protéines de la peau afin de fabriquer du cuir. Dans notre système digestif, les tannins peuvent même se lier à nos enzymes digestives, nous empêchant de digérer correctement les aliments9.

Avez-vous déjà entendu dire qu’il ne faut pas boire de thé pendant un repas riche en fer ? En effet, les tannins se lient aussi au fer contenu dans les aliments, ce qui nous empêche de l’assimiler correctement10.

Comme vous le voyez, les tannins remplissent très bien leur mission de protection des graines ! C’est pourquoi ils sont considérés comme des “anti-nutriments” ou “facteurs antinutritionnels”.

Pourtant, avez-vous aussi entendu dire, comme moi, que le thé et le vin sont bons pour la santé, précisément parce qu’ils sont riches en tannins ?

En effet, pour protéger les graines, les tannins sont également antioxydants, antimicrobiens, et ont de nombreux autres effets bénéfiques pour la santé humaine9.

Alors, sont-ils mauvais ou sont-ils bons ?

Eh bien, il semble que, comme pour tous les nutriments, les tannins ne sont pas vraiment bons ou mauvais. Il s’agit juste de trouver le bon équilibre. Mangez trop de tannins et vous serez malade, mangez-en trop peu, et vous serez malade !

Ainsi, on peut probablement conclure que les glands ne sont pas toxiques, qu’ils sont bénéfiques pour la santé, pour autant que leur teneur en tannins soit réduite à une quantité optimale.

Comment les humains diminuaient-ils la concentration en tannins des glands ?

Pour réduire la teneur en tannins des glands, certains peuples autochtones d’Amérique du Nord immergeaient des glands entiers - décortiqués ou non - dans un cours d’eau pendant quelques semaines ou quelques mois. D’autres décortiquaient les glands, les réduisaient en poudre, et lessivaient cette poudre avec de l’eau le long d’une rivière. D’autres encore faisaient simplement bouillir plusieurs fois les glands entiers décortiqués et jetaient l’eau de cuisson.2

Toutes ces techniques sont appelées “lessivage des tannins”. C’est également la façon dont les tannins des glands sont éliminés dans la péninsule coréenne pour fabriquer la gelée mook7.

Cela fonctionne parce que les tannins sont solubles dans l’eau. Ce sont ceux que vous voyez se diffuser lorsque vous plongez un sachet de thé dans votre tasse. Plus tard, vous pouvez même voir ces tannins s’accumuler comme une sorte de peau sur le dessus de votre thé, comme sur cette photo, alors que j’avais fait tremper des glands pendant quelques jours.

Glands de chêne trempant dans l'eau, les tannins s'accumulant à la surface de l'eau.

Les tannins ne sont pas détruits à la température d’ébullition de l’eau, mais ils se dissolvent plus rapidement dans l’eau chaude. C’est pourquoi faire bouillir plusieurs fois fonctionne aussi.

Dans mon cas, cependant, j’ai dû cuire les glands entiers plus de quinze fois pour obtenir une astringence acceptable. Cela signifie probablement que les glands que j’utilise sont très concentrés en tannins, et finalement, je préfère les moudre d’abord pour augmenter la surface de contact avec l’eau pendant le lessivage.

Lors de l’extraction de l’huile, au Maroc et en Algérie, les tannins sont automatiquement éliminés, car ils restent dans la partie aqueuse ! Cela peut se faire en pressant les glands, ou en les faisant bouillir et en écumant l’huile qui flotte2.

Pendant la préparation du Eichel kaffee en Allemagne, la haute température, d’environ 200°C pendant seulement 10 minutes, détruit une partie des molécules de tannins11.

Dans mon cas, j’ai trouvé mon café de glands assez acide. Peut-être à cause de l’acide tannique résiduel ? La prochaine fois, j’essaierai de lessiver les glands avant de les torréfier, comme le faisaient les peuples indigènes d’Amérique du Nord2.

En Sardaigne, un ingrédient inhabituel était ajouté à la pâte à pain de gland : l’argile ! Cela s’explique par le fait que l’argile a la capacité de neutraliser les tannins en se liant à eux12. Cette technique était aussi connue en Amérique du Nord1.

Mais ce n’est pas tout.

Toujours en Sardaigne, ce même pain aux glands était saupoudré de cendres de bois avant d’être dégusté !12 En Amérique du Nord et dans d’autres endroits comme la Chine, les glands étaient également trempés ou bouillis dans de l’eau contenant des cendres1,2. Cela vient du fait que la cendre est alcaline, et neutralise donc l’acide tannique. L’ajout de bicarbonate de soude à l’eau de trempage ou de cuisson produit un effet similaire1.

L’argile et la cendre comme ingrédients culinaires. Quel genre de cuisinières et de cuisiniers créatifs ont foulé cette planète !

J’ai également découvert un autre moyen potentiel d’extraire les tannins des glands moulus : la vodka ! En effet, les tannins semblent encore plus solubles dans l’alcool (vidéo en anglais) que dans l’eau.

Et enfin, j’ai relevé des indications selon lesquelles la fermentation était parfois utilisée pour réduire la teneur en tannins des glands, mais nous en parlerons la semaine prochaine ;)

Et comment savoir quand on a atteint un niveau optimal de tannins ?

Les tannins sont clairement astringents, amers, et peuvent également donner une sensation d’acidité.

On peut donc utiliser son sens du goût pour déterminer quand on a atteint une quantité optimale de tannins. En guise de référence, on peut se rappeler le niveau d’astringence, d’amertume ou d’acidité du thé noir, du thé vert, du vin rouge, ou du café, qui font partie des aliments tanniques les plus courants.

Finalement, après quelques essais pour s’habituer, je pense que le mieux est d’arrêter le processus de lessivage ou de torréfaction dès que l’on apprécie le goût !

Bonnes ressources

  • Dans cette vidéo, mon amie Claire décrit les glands et différentes façons de les préparer.

  • La plus ancienne référence scientifique que je cite a été écrite en 1952 par Harold E. Driver. Il s’agit d’un article d’anthropologie en anglais, en accès libre, et agréable à lire sur le gland dans le régime alimentaire des Indiens d’Amérique du Nord2.

  • Cette vidéo montre de manière très détaillée comment les peuples indigènes d’Amérique du Nord récoltaient et conservaient les glands, comment ils en extrayaient les tannins et comment ils préparaient le gruau ou porridge. La vidéo est en anglais, mais on comprend très bien visuellement. Elle montre, en somme, ce que Harold E. Driver décrit dans son article.

  • En 2020, les deux chercheuses polonaises Emilia Szabłowska et Małgorzata Tańska ont écrit l’article de synthèse le plus complet, clair et bien structuré que j’ai trouvé sur la production de farine de gland, sa composition et son utilisation pour la fabrication du pain et des pâtisseries (en anglais).8

  • Comme Lucile me l’appris dans un commentaire ci-dessous, Marc-André Selosse est un spécialiste francophone des tannins ! Il a écrit un livre sur le sujet : “Les Goûts et les couleurs du monde — Une histoire naturelle des tannins, de l’écologie à la santé”. C’est aussi un très bon orateur que l’on peut écouter en ligne, par exemple dans cette conférence TED (21 min) à Tours où il parle des tannins du vin, et cette autre conférence (1h44) plus approfondie et passionante à l’Espace des Sciences de Rennes. Vous y retrouvez des notions que l’on a aussi explorées au sujet des glands.



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Références scientifiques

1.
Bainbridge DA. Acorns as food. History, use, recipes, and bibliography. Sierra Nature Prints. 1985. https://works.bepress.com/david_a_bainbridge/17/.
2.
Driver HE. The acorn in north american indian diet. In: Proceedings of the Indiana Academy of Science. Vol 62.; 1952:56-62. https://journals.iupui.edu/index.php/ias/article/download/5859/5868.
3.
Taib M, Bouyazza L, Lyoussi B. Acorn oil: Chemistry and functionality. Journal of Food Quality. 2020;2020. doi:10.1155/2020/8898370
4.
Silva S, Costa EM, Borges A, Carvalho AP, Monteiro MJ, Pintado MME. Nutritional characterization of acorn flour (a traditional component of the mediterranean gastronomical folklore). Journal of Food Measurement and Characterization. 2016;10(3):584-588. doi:10.1007/s11694-016-9340-1
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Migaskó H, Ecseri K. Significance of quercus species in nutrition. Gradus. 2020;7(1):6-11. doi:10.47833/2020.1.AGR.002
6.
Overstreet S, Choi S, Park C-R, Lee D, Gradziel T. Acorn production and utilization in the republic of korea. Gen Tech Rep PSW-GTR-251 Berkeley, CA: US Department of Agriculture, Forest Service, Pacific Southwest Research Station: 265-271. 2015;251:265-271. https://www.fs.usda.gov/research/treesearch/49995.
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An T, Tang M, An J. Ethnological approach to acorn utilization in prehistory: A case study of acorn mook making in south korea. Frontiers in Plant Science. 2022;13. doi:10.3389/fpls.2022.996649
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Szabłowska E, Tańska M. Acorn flour properties depending on the production method and laboratory baking test results: A review. Comprehensive Reviews in Food Science and Food Safety. 2021;20(1):980-1008. doi:10.1111/1541-4337.12683
9.
Sharma K, Kumar V, Kaur J, et al. Health effects, sources, utilization and safety of tannins: A critical review. Toxin Reviews. 2021;40(4):432-444. doi:10.1080/15569543.2019.1662813
10.
Delimont NM, Haub MD, Lindshield BL. The impact of tannin consumption on iron bioavailability and status: A narrative review. Current developments in nutrition. 2017;1(2):1-12. doi:10.3945/cdn.116.000042
11.
Rakić S, Povrenović D, Tešević V, Simić M, Maletić R. Oak acorn, polyphenols and antioxidant activity in functional food. Journal of Food Engineering. 2006;74(3):416-423. doi:10.1016/j.jfoodeng.2005.03.057
12.
Claudia P. Acorn bread: A traditional food of the past in sardinia (italy). Journal of Cultural Heritage. 2013;14(3):S71-S74. doi:10.1016/j.culher.2012.11.012
Lénaïc Pardon
Lénaïc Pardon

Je suis une sorte de chercheur-explorateur. Je suis français, introverti et hypersensible. Je donne beaucoup de valeur à la liberté, la créativité et l’altruisme. Je suis curieux sur à peu près tout, mais j’ai une préférence pour les sujets autour de la sobriété volontaire : permaculture, nature, artisanat, autonomie, philosophie, les mystères de la vie… Plus de détails sur mon travail et ma trajectoire >